BIENVENUE À ALKEBWORLD

— Jeune canaille ! Morue malodorante ! lança le gouverneur à la vue du jeune noble qui prit place discrètement à sa droite. Même mon fils n'a jamais eu l'honneur de manger dans cette salle de son vivant, et toi, tu te fais désirer en te ramenant en retard ?! poursuivit-il.

YA Ãsane eut un sourire, il savait que c’était ainsi que son oncle manifestait son affection. Plus les insultes étaient vulgaires et grasses, plus il vous portait dans son cœur.

— Je suis désolé, mon oncle... Un des impundulus de la volière a rapporté des nouvelles du nord. Le dahlia, est fané. dit-il d'un air sombre. 

Le gouverneur posa sa main sur sa grosse bedaine, se redressa sur son coussin et laissa échapper un rot de mécontentement en entendant ce que venait de lui dire son neveu, aussitôt absorbé par le vacarme ambiant de la salle.

— Par les Éternels... bougonna-il, tout en rinçant ses mains dans le petit bol d'eau citronnée que lui apportait l'un des serviteurs à son flanc.

Une soixantaine de nobles, chefs de guerre, chefs de clans et de dûement nommés, étaient présents, tous assis côte à côte, devant des raz de sols, remplis à foison de fruits de mer, de poissons grillés et de pains à l'ail. Dans cette grande salle, réservée uniquement pour recevoir la famille royale comme la tradition l'obligais à Órelota, des serviteurs allaient et venaient de part et d’autre du banquet, se penchant, servant et resservant coupes de vin et de bière brune Órelotarianne à leurs hôtes de marque.

Bien qu’il fût bel et bien le gouverneur qui régalait les invités, ce dernier n’avait pas sa place auprès du trône, strictement réservé à la famille royale. Comme le voulait la tradition, il était relégué à s’asseoir, au même titre que tous les autres dans l'assemblée , faisant face au siège royal.  

La salle, richement décorée, appartenait au palais où siégeait le gouverneur d’Ansãsiwa, YA Sembã Ogun. Amateur de faste et de luxe, comme tout bon Ogun qui se respecte, il avait veillé à ce que chaque coussin sur lequel reposaient les invités fût garni de fils d’or pur. Quant aux tables, elles étaient taillées dans un chêne poli importé et sculpté dans les bois noirs des Basseterres. Des tapis, apportés d’Al'Tep et cousus avec la délicatesse des elfes blancs, recouvraient le sol, tandis que les murs étaient ornés de trophées de guerre, achetés pour la plupart aux Trois Lunes et aux humains Kagapians. De surcroît, la vaisselle sortie pour l’occasion, en marbre, était ornée de gravures dorées, finement sculptées et fondues dans les veines de la pierre avec une habileté remarquable par les meilleurs artisans du pays.

Le gouverneur YA Sembã Ogun, bien qu’il sût copieusement se divertir, savourer les bons vins et la bonne chair, ayant, comme beaucoup avant lui, adopté la polygamie en épousant pas moins de trois femmes, toutes issues de différents clans de la Tribu de l’Eau, était également connu pour être l’un des gouverneurs les plus riches du royaume et, par-dessus tout, comme tout homme de son clan, il affectionnait l’or. Cela se voyait jusque dans son sceptre, qu’il faisait porter par son serviteur posté derrière lui : un bâton de la taille d’un homme, en or massif, orné au sommet d’une imposante sculpture de carpe, l’emblème du blason de son clan, dont le manche portait les têtes gravées de ses illustres ancêtres.

Il but une grosse gorgée de son vin rouge et reprit.

— Dans ce cas, je n’ai plus le choix. Je suis obligé de te le demander une énième fois, mon garçon, dit-il en se rapprochant du jeune noble à sa gauche, sur le ton de la confidence. Je sais que tu sauras faire le nécessaire. C’est un homme comme toi qu’il nous faut ! déclara-t-il en s’écurant les dents avec l’ongle de son petit doigt, sur lequel était vissée une énorme bague en or, flanquée d’un saphir.

— Mais… Mon oncle… Permettez-moi au moins une orbée, ou deux, pour vous retourner ma réponse… Mais, je ne suis pas sûr que ça soit ce que je veuille réellement, n'i même d'avoir les épaules pour. Dit-il poliment, tout en regardant  du coin de l'œil la reine qui se tenait à l’autre bout de la salle.

— Nous n’avons plus le temps de réfléchir, petit. Il faut agir vite. C’est justement parce que tu penses ne pas en être capable que je sais que tu sauras honorer cette tâche. Les autres ne sont que des lèche-culs incompétents. Je le sais, ils le savent, et toi-même, tu le sais. Ils ne pensent qu’à se remplir la panse, baiser des putes et piocher dans la trésorerie, tout en espérant que je ne voie rien. Il est rare, par les lunes qui courent, de trouver un homme honnête sur qui l’on puisse réellement compter… Tu n’es pas de mon sang, mais tu as été élevé avec mes valeurs, les valeurs des Ogun. Nous ne sommes pas parvenus là où nous sommes par la force ou par l’épée, mais par la diplomatie, le commerce et la ruse. Toi, tu as toutes ces qualités. Et tu sauras, j’en suis certain, prendre les bonnes décisions pour toute la tribu de l’Eau, le temps que je parte pour le Nord… dit-il, avant de tourner lentement le regard vers la reine, à l’autre bout de la salle, et de froncer les sourcils.

— Du moins… une fois que cette farce ridicule sera terminée, et qu’elle retournera enfin d’où elle vient.

Après avoir copieusement terminé les soles, les calamars grillés à l’ail, les gúos et les crevettes de son plateau, et vidé une bonne demi-douzaine de coupes de vin rouge en accompagnement, le jeune noble sentit le regard insistant de la reine peser sur lui. Ses grands yeux d’onyx, froids et perçants, lui glaçaient le dos. 

Assise au bout de la salle, à une trentaine de mètres de l’endroit où YA Ãsane et les siens se tenait, elle ne cessait de le fixer depuis son arrivée au banquet. Il osa enfin croiser son regard, et celui-ci ne vacilla pas. Surélevée sur son trône de marbre imposant, d'où des sculptures de créatures marines à même la pierre étaient gravées, elle dominait la séance. Entourée de ses quatre sentinelles figées, droites comme des statues de part et d’autre de son siège, la reine restait là, silencieuse, le regard noir toujours rivé sur lui.

— Elle me regarde encore… dit-il fébrilement aux hommes qui l’entouraient, tout en faisant mine de porter sa coupe de vin à ses lèvres. Est-ce parce que je suis arrivé après elle ?  

— Sans aucun doute, mon p’tit, dit l’une des femmes du gouverneur, richement vêtue de tissus turquoise, sur lequel pendait une énorme chaîne en or torsadée, assise en face de lui. Arriver après la reine est… malvenu. Tu devrais pourtant le savoir, non ?

Alors que deux autres hommes se tournèrent aussi discrètement qu’un marin à moitié sou, puisse le faire, la reine leva finalement la main droite.
Au même moment, à l'unisson, les quatre sentinelles, à ses côtés, frappèrent deux fois de leur lance le sol de pierre, qui résonna partout dans la salle.

Le silence fût immédiat.

Plus un bruit.

Tous les regardés se tournèrent alors vers la reine. Et semblant se délecter de ce moment qu’on lui accordait, la reine tendit sa coupe en or massif à l’adresse de l’un des serviteurs, lui signifiant de lui remplir son verre sur le champ.

Malgré son regard sombre, la reine avait de la prestance et, bien qu’elle se trouvât à plusieurs mètres de la table du jeune noble, celui-ci pouvait sentir l'aura écrasante qui émanait d’elle.

Le dos bien droit, les jambes élégamment croisées l’une sur l’autre, comme les grandes dames, et les bras solidement posés sur les rebords du trône, elle portait une riche robe sans manches en tissu noir, scintillant sous les ornements brillants et les décorations asymétriques qui composaient son vêtement. Une longue cape en tissu fin, filamenteuse d’argentium alkeb et rehaussée au col de plumes d’impundulu noir, tombait dans son dos.

La reine portrait également pour l’occasion, comme la tradition l’exigeait pour les femmes de la tribu de l’eau, une couronne faite de cauris qui reposait sur ses nattes tressées, dont certaine était, elle aussi, orné de coquillage et de boucle d’or.

Sur sa main droite, la reine portrait également une grosse bague en argentium alkeb sertie d’une énorme émeraude. Un étrange assemblage de bagues d’or relié les unes aux autres par une grosse gourmette d'or était rattaché à son poignet, sur lesquels quelques diamants et saphir venait rehausser le tout.

Au bout d’un moment de contemplation, la reine fini par désigner du doigt, semblait-il, au hasard un alkeb assis au dos du jeune noble, qui se tourna pour voir l'homme  qui se levait lorsque la reine lui demanda de s’approcher du trône. 

L’homme s’exécuta.
Un noble de basse importance…, se dit YA Ãsane lorsqu’il vit enfin son visage, qui ne lui disait rien. À en juger par les huit grosses perles bleues et les cinq petites perles blanches autour de son cou, l’homme devait avoir aux alentours de huit cent cinquante cycles, se dit-il en observant l’Alkeb se diriger, penaud, vers le trône.

Lorsque l’homme se présenta devant la reine, elle le dévisagea de toute sa stature. Le regardant du haut de son strapontin, alors que l’homme, baissa la tête en signe de respect.

— Nãara. Dit-elle d’une voix froide. Quel est ton nom ?

— Nãara, ma reine. Je me nomme YA Alasar, du clan Mbãe, de la tribu de l’Eau du Sud. Dit-il d'un ton mielleux.

— Un Moss ? demanda la reine, un sourcil levé en entendant l'accent de YA Alasar.

Bien que cette expression familière, voire vulgaire, employée par une reine pour désigner les habitants de l'île de Mossiwa, réputé à tort pour leur intelligence relativement primaire , situé au nord d'Ansãsiwa ne l’enchantât guère, il acquiesça et s’inclina à nouveau, poliment.

Cependant, ma reine, je suis natif de la rive continentale de la Baie des Jengus, précisa-t-il avec verve. Cela faisait bien longtemps qu’une reine Mamake n’était plus venue séjourner aussi longuement dans l’une de nos humbles cités du Sud. Vous nous honorez de votre présence ici. À ces mots, il s’inclina une seconde fois dans une révérence pleine de respect.

La reine sourit.

— Vraiment ? Un honneur ? Tu m’en vois flatté, vénérable Alkeb… Mais tu devrais choisir tes mots avec plus de discernement. Si toutefois il t’est possible d’en saisir les nuances.

— Ma reine ? demanda l'alkeb qui, ne comprit pas tout de suite le sens de la phrase de la reine.

— Soit... YA Alasar du clan Mbãe, c'est bien ça ?

— Oui, ma reine.

— Si je suis belle et bien ta reine bien aimée, comme tu viens de le prétendre, et que je suis là bien venue dans cette cité, agenouille-toi et embrasse mes pieds, dit-elle en tendant son pied vers l’homme, qui fronça les sourcils, stupéfait.

Dans la salle, des murmures discrets s’élevèrent. Des regards se croisèrent, circonspect.

— Pardon, ma reine, commença l’homme en fixant le pied tendu devant lui. Mais… je ne suis pas certain d’avoir bien compris. Il ravala bruyamment sa salive.

— Peut-être faut-il que je te le traduise en moss ? répliqua la reine d’un ton brutal. Elle se lécha les lèvres, et afficha un sourire en coin, méprisant.

L’homme, un semi-elfe qui devait avoir près de trente fois l'age de la reine, paraissait soudainement minuscule, presque insignifiant devant elle.

— À genoux, et embrasse mes pieds. Répéta-t-elle en fixant droit dans les yeux le semi-elfe qui se trouvait cinq marches plus bas.

De là où il se trouvait, YA Alasar put distinguer un léger spasme, d’excitation exalté, faire frémir l’œil droit de la reine. Un frisson lui parcourut l’échine.

— M... Ma... Ma reine, balbutia-t-il, avec tout le respect que je vous dois, nous sommes ici à Ansãsiwa, terre de la tribu de l’Eau, et… Ce genre de... Ce genre de démonstration n'est plus de mise depuis des cycles... Je... Enfin je...

Mais la reine l’interrompit, toujours aussi sèche, sans même lui accorder un regard. Levant la tête, elle s’adressa à la foule devant elle, comme si le semi-elfe au pied de son trône n’existait plus.

— Je suis ta reine, YA Alasar du clan Mbãe de la tribu de l'eau du sud. Épouse de RË Kosende, du clan Mamake. Un roi que tu te dois d’honorer et d’obéir. Et moi, ZA Dãna du clan Mamake, YĀME par la volonté du roi, je parle en son nom lorsqu’il ne peut être présent. Me désobéir, c’est désobéir au roi. Désobéir au roi… est un acte de trahison. Et tout acte de trahison, selon la coutume de la tribu de l'eau, passible de la peine capitale.

Elle baissa de nouveau son regard vers l'alkeb, en contrebas de son trône.

— Je te le répète pour la dernière fois, YA Alasar Mbãe. Approche-toi, à genoux, et embrasse mes pieds.

Mais les Alkebs de la tribu de l’Eau, en particulier ceux du sud, étaient des gens fiers au tempérament houleux. Marins pour la plupart, parfois pirates, souvent chasseurs de baleines, ils n’étaient guère enclins à s’abaisser facilement, surtout pas en public… et encore moins devant une femme. Reine ou non.
Car chez les Sudistes, bien plus encore que chez leurs frères du nord, les traditions demeuraient rigides, les mentalités farouchement conservatrices. Et la reine le savait.

Elle s’en délectait.

YA Alasar resta droit, releva le menton avec défi et répondit simplement :

— Non, je ne le ferai pas, ma reine.

Derrière lui, les hommes et les femmes de la salle retinrent leur souffle. C’était la première fois, depuis l’ascension du nouveau roi, que la reine osait s’aventurer, de plus est seule,  à Órelota, en dépit des tensions tribales persistantes.
Pourtant la réputation de ZA Dãna, surnommée non sans moquerie la Reine Suprême, au sein du royaume ainsi que sa venue précipitée et non annoncée une semaine auparavant, n’avaient rien de rassurant. Tous le savaient ; la cité entière le savait. Les rumeurs ne mentaient pas. Et elle venait, à cet instant précis, de leur donner raison. 

Elle termina sa coupe de vin d’une seule traite, puis baissa son regard sur l’homme toujours debout face à elle.

— Soit... dit-elle simplement.

D’un bref regard, l’un des gardes à ses côtés s’avança. En une fraction de seconde, sans que quiconque comprenne ce qui se passait, le garde se glissa dans le dos de YA Alasar, tira une dague de sa ceinture et lui trancha la gorge d’un geste sec, d’une violence telle que la tête fut presque entièrement détachée du corps.

Un jet de sang éclaboussa les marches menant au trône. La reine poussa un léger couinement d’excitation devant le spectacle.

Le corps s’effondra comme une marionnette sans fil, la tête, simplement rattaché par un mince bout de peau, répandant une mare de sang qui s’étendit rapidement sur le sol et les tapis.

— Par les Éternels !! hurla une alkeb qui fut malheureusement en première loge du spectacle, avant de s'évanouir un instant d'après.

Un frisson d’horreur parcourut la salle. Les convives se levèrent précipitamment, hurlant, criant, certains terrifiés, d’autres en larmes. Les coupes et carafes de vin chutèrent une à une, les tables furent piétinées dans le chaos général, alors que tous se ruaient en direction de la grande porte pour fuir.

Mais les portes restèrent fermées. Deux sentinelles de la reine, lance au poing, robustes et menaçantes, maintinrent la foule apeurée en respect.

Pendant ce temps, le garde ayant égorgé YA Alasar regagna calmement sa place à la droite de la reine, comme si rien ne s’était passé.

Au bout d’un moment qui sembla durer une éternité, la reine hurla :

— SILENCE !

Aussitôt, les quatre sentinelles à ses côtés frappèrent deux coups secs de leurs lances en argentium contre le sol de pierre. Le son claqua, résonnant dans toute la salle comme un avertissement. Leur regard menaçant brillait d'une lueur bleue électrique, un signe clair qu’ils faisaient miroiter leur endokã en cet instant.
Les sentinelles royales étaient chargées de la protection absolue de la famille royale. Pour cela, les chamans leur forgeaient des lances et des sabres en argentium alkeb, un métal rare et puissant.
En temps normal, face à soixante personnes contre six, le nombre aurait suffi. Mais contre ces gardes...
Tenter quoi que ce soit face à eux revenait à signer son arrêt de mort, pur et simple.

— Regagnez vos places sur le champ, vénérables  alkebs, poursuivit la reine d’un ton qui n’avait vraisemblablement rien d’amical.

Des contestations éclatèrent, bruyantes, acérées. Menaces, injures, grondements de colère montèrent de toutes parts dans la salle. Mais la reine, impassible, scrutait la foule. Son regard s'attardait sur chacun, les forçant à baisser les yeux et regagner leur coussin, un à un, comme écrasés sous un poids invisible.

Le silence qui suivit fut oppressant.

Personne n’osait tourner le regard vers le corps de YA Alasar, qui gisait toujours au pied du trône. La flaque de sang, avait atteint les pieds de la première rangée. Et dans cet effroi figé, la reine leva une nouvelle fois son doigt, balayant la salle comme une prêtresse désignant un sacrifice.

— Humm... Toi, là-bas, dit-elle, pointant un vieil elfe à deux rangées d'elle. Debout et approche.

 C’était un elfe chevronné. Lui aussi portait les colliers de perles traditionnels de la Tribu de l’Eau : un collier de perles mauves, deux beiges et quatre blanches pendaient à son cou. Il avait vécu mille deux cent quarante cycles… 

Deux serviteurs s’empressèrent de dégager le cadavre ensanglanté de YA Alasar, le tirant sur la gauche pour libérer le passage. L’elfe s’approcha, droit et digne.

— Ton nom ?, demanda la reine sans transition.

— YA Dibó, du clan Mpenze, répondit-il, d’un ton froid. Son visage fermé trahissait un profond dégoût, qu’il ne chercha nullement à dissimuler à la vue du visage de la reine.

La reine avait changé. 

Ses traits déjà sévères, mais d’une beauté qui shuntait la jeunesse, s’étaient affaissés. Fripés. Vieillis. Des veines pourpres, verdâtres et vermeilles couraient le long de son bras droit, celui qui portait la bague d’émeraude. La pierre brillait d’un éclat presque surnaturel, fluorescent. Les veines remontaient, s’enroulaient autour de son bras, serpentaient jusqu’à son cou, et semblaient infecter son œil droit.

Ce n’était plus un œil d’onyx.

C’était un globe blafard, voilé, rongé par une lumière malsaine. Aveugle. Mort.

La vue du sang avait certainement révélé le véritable nature de la reine sans le vouloir. Se dit le jeune noble à l’autre bout de la table qui frissonnait de terreur.

YA Sembã quant à lui, se taisait, spectateur de son impuissance dans sa propre maison. Car tout gouverneur qu’il était, il devait obéissance à la YĀME, la femme du roi, la deuxième reine suprême de l’histoire du royaume. Une reine, noire et terrible, comme le disaient bien les rumeurs en son encontre.
Durant un bref instant, l'homme eu un doute sur ses propres convictions. Peut-être, se dit-il, qu'après tout, une reine forte ferait du bien à son royaume et que le roi, avait là une arme redoutable sous la main qu’il couchait en prime dans son lit. Du moins, lorsqu’elle ne prenait pas cette apparence déroutante…

Un sourire se dessina lentement sur ses lèvres craquelées, comme si chaque mouvement de son visage lui arrachait une douleur insupportable. Et plus on l'observait, plus on distinguait les crevasses profondes qui zébraient sa peau du côté droit de son visage. Des creux où semblait loger l’ombre même de la souffrance.

Son œil gauche, encore vif, continuait de fixer YA Dibó. Mais son œil droit, blanc, vitreux, aveugle… fixait tout autre chose.

Un chat.

Un chat au long pelage tiré et soyeux , apparu du néant, sans la moindre gêne, lapait le sang encore tiède du cadavre.

— Eh bien, YA Dibó, finit-elle par dire. À genoux et embrasse mes pieds.
Et, tout comme elle l’avait fait quelques minutes auparavant, elle tendit son pied vers l’homme, qui se tenait à cinq marches en contrebas de son trône.

L'alkeb ne bougea pas.
Revêche, tenace, droit comme la proue d’un navire, il fixait la reine sans la moindre trace de soumission. Il avait combattu des pirates dans la mer du Wal’Majil, tenu les lignes contre les colons humains qui venait du Grand-Est et du Grand-Ouest, épaulé les sanāns du Nord lors de la rébellion des Mamake des Iles Hurlantes. Il avait vu mourir deux rois, des dizaines de YĀME, et enterré plus de soldats et de marins qu’il ne daignait se souvenir.

— Tu ne mérites pas cette couronne, sorcière. Tu n’es pas une reine… tu n’es pas ma reine. Tu es une abomination. Une impie. Une catin démoniaque qui couche avec les maxetanis ! Une catin , issue d’une basse naissance, qui se cache derrière la gloire de sa vénérable sœur et de son nouveau nom. Sans les Mamake, tu n’es rien. Sans ta sœur, tu n’aurais jamais été reine.

La salle se figea.

Chaque mot, chaque injure, résonnait comme une claque dans le silence. Les visages se tournaient, écarquillés, pétrifiés par l’audace.

Mais la reine ne bougea pas... et garda son petit sourire narquois.

Elle écouta en silence et immobile. Son visage reprenant peu à peu les traits plus naturels, plus lisses, et ses veines disparurent sans laisse aucune trace ni cicatrice visible, le chat, lui aussi avait disparu, aussi brièvement qu'il était apparu.
Mais ses yeux, eux, étaient toujours ceux du mal. Noirs, dépourvu de toute chaleur et de bonté.

Quand le vieil elfe eut terminé de l'insulter copieusement et de lui dire ce que tout le monde avait sur le cœur, mais n'osait lui dire, haletant de rage, elle se redressa lentement, détourna un instant ses yeux de lui et les porta vers la salle.

— Je suis ta reine, YA Dibó du moindre clan Mpenze, dit-elle en insistant bien sur ce fait rabaissant. Épouse de RË Kosende du puissant clan Mamake. Un roi que tu dois honorer et servir. Moi, ZA Dãna du clan Mamake, YĀME par sa volonté, je suis sa voix là où il ne peut être. Me désobéir, c’est désobéir à ton roi. Et désobéir au roi… est un acte de trahison. Et la trahison est passible de la peine capitale...

Elle reposa enfin ses yeux sur lui.

— Alors dis-moi, YA Dibó du moindre clan Mpenze, persistes-tu à refuser de m’honorer ?

YA Dibó s’approcha et cracha sur l’une des marches devant elle.

— Keishee ! Jamais, je ne m’abaisserai à baiser tes pieds, catin royale ! Que les Éternels m’en gardent ! rugit-il. Jamais nous, alkebs du sud, ne nous prosternerons devant une femme qui s’acoquine avec les fourbes… et les chats morts ! Et je déplore que nos frères des Trois Lunes se soient ralliés à toi… à toi et à ton bâtard de roi !

— Soit… répondit calmement la reine.

Elle glissa lentement son pied dans sa sandale, puis fit un petit signe de tête, presque imperceptible, à la même sentinelle que précédemment.

Et alors que YA Dibó continuait à invectiver, à hurler, à tenter de galvaniser la foule en moss, le garde se déplaça d’un pas vif. Il attrapa le menton de l’homme, le força à lever la tête, et, sans la moindre hésitation, lui trancha la gorge et le poussa avec violence vers le sol.

Le sang jaillit, éclaboussant les marches du trône, les pieds de la reine, la robe d’un alkeb trop proche. L'elfe s’effondra dans un râle, les yeux ouverts sur l’horreur, sa bouche tordue par l’ultime insulte qu’il n’avait pas eu le temps de prononcer.

Alors que la foule se taisait dans un silence de terreur, et que le garde repris sa place au côté de la reine. Cette dernière ne perdit pas de temps et, se mit une nouvelle fois a balayé la salle du regard à la recherche de sa prochaine victime.

Le jeune noble, sentis tout le poids de son corps s’évaporer. Son estomac se noua et une vague de chaleur lui monter à la tête lorsqu’il a vu avec horreur que, depuis le bout de la salle, la reine le fixait du regard.

 Sans dire un mot. Durant de longue seconde, interminable et se délectant du sentiment de terreur qu’elle répandait dans l’atmosphère.
D’un geste du doigt, elle le nomma et lui somma de s’approcher d’elle.

— Mon p'tit, tu fais ce qu’elle te dit de faire ! lui souffla à mi-voix YA Olafin en l'agrippant par le bras. Je t’interdis de faire l’imbé…

— SILENCE ! tonna la reine à l’autre bout de la salle, bientôt suivit par les deux coups de lances sur le sol de ses six sentinelles.

Une fois arrivé devant la reine, le jeune noble sentit l’acide lui remonter à la gorge.
Juste à sa droite, l’elfe agonisant s’étouffait dans un gargouillement atroce, le sang bouillonnant de sa gorge ouverte. Il haletait, pauvrement, faiblement, comme un poisson arraché à son océan. Ses doigts griffaient le sol, vains, pathétiques.
La scène. L’odeur. Les bruits… tout était insupportable.

— Na.. Nã...Nãara, ma reine, dit le jeune homme d’une voix vacillante, la tête basse.
Ses jambes flageolaient de peur, et il dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas se souiller. Pourtant, malgré l’horreur qui l’entourait, une chose le saisit au cœur. À cette distance… la reine, était encore plus magnifique. 

— Nãara... Quel est ton nom ? demanda la reine, sans même le regarder, en se servant une nouvelle coupe de vin.
Un serviteur, silencieux,  lui présenta un plat de crevettes roses, qu’elle entama avec une délicatesse théâtrale.

— Je suis YA Ãsane du clan Mamake, ma reine, répondit-il, la voix toujours tremblante. Il tentait désespérément d’ignorer le râle humide qui persistait tout près de lui, le dernier souffle d’un homme qui s’éteignait sous ses yeux.

La reine s’interrompit un instant dans son repas, le considéra avec un calme glaçant. Elle prit une gorgée de vin avec sa bouchée de crevettes, puis reprit la parole.

— Un Mamake ? répéta-t-elle, haussant un sourcil. Originaire des Îles Hurlantes, je présume… Cela explique donc ton air si familier.
Son ton se fit presque moqueur. Que fais-tu ici, si loin de chez toi ?

Le jeune noble se racla la gorge et tenta de garder une posture droite avant de poursuivre.

— À la fin de la rébellion des pirates des Îles Hurlantes, les enfants de moins de six cycles du clan Mamake ont été envoyés vers le sud, afin de rembourser les dettes de leurs parents… et cela, en tribu, ma reine. J’ai grandi ici depuis mes premières lunes, avec l'un de mes cousins. YA Umaru Mamake, qui, après avoir fait ses preuves à œuvrer en tant que batelier au port de la Baie des Jengus, est actuellement en formation à Pointe Pourpre dans l’art narratif avec un djele. Nous avons tous deux été élevés par le même père adoptif, nous avons étés traité avec le plus grand des respects chez les Ogun et avons passé la majorité de notre jeunesse en mer. Et… pour être franc, en ce qui me concerne, j’aime ce pays tout comme les coutumes Órelotariannes.

— Je vois… murmura-t-elle en reposant sa coupe de vin. Je présume donc que tu es on ne peut plus loyal au clan Ogun… n’est-ce pas ?

Elle leva alors les yeux vers le fond de la salle et, afin de bien percevoir les visages au fond de la pièce, fit miroiter son endokã. Ses yeux d’onyx prirent immédiatement une couleur bleuâtre électrique. Là-bas, debout parmi les nobles figés, elle put voir avec clarté YA Sembã, se tendre, le regard anxieux. Il comprit immédiatement que cette phrase, livrée avec douceur, était un piège à la lame invisible que lui tendait la reine.

YA Ãsane acquiesça doucement. Trop doucement… Trop tard… il sentit le piège se resserrer sur lui.

Le regard de la reine s’était de nouveau posé sur lui, ses iris toujours teintées de ce bleu électrique  le foudroyaient aprésent. Elle observait avec attention les moindres faits et gestes du garçon qui se tenait devant elle. Le miroitement de la reine fit également rayonner les filaments de ses vêtements en filament d’argentium alkeb qui scintillèrent de cette même couleur vive.
Un bleu pur et noble, tranchant avec son allure arrogante et sa posture cruelle et dominatrice. Un sourire de satisfaction se dessina sur son visage.

— Et… puisque tu es issu d’une branche éloignée du roi, dis-moi, YA Ãsane… envers qui dois-tu allégeance ?

Elle laissa le silence s’épaissir avant de poursuivre.

— Au clan Ogun, qui… elle désigna d’un simple mouvement de tête les deux cadavres au pied du trône,  semble s’entourer de traîtres et de félons... Ou bien au clan royal ? À ton sang. À ton roi.

— Jamais, je ne désobéirais les injonctions du clan royal Mamake, ma reine, dit-il en posant un genou à terre. 

La reine qui s’était mise à nouveau à picorer dans son plateau de fruits de mer que son serviteur lui présentait, se tourna vers YA Ãsane. D’un geste paresseux, elle retira son pied de sa sandale ouvragée et le tendit vers le garçon.

— Dans ce cas, prouve-le-nous sur le champ.

Sans même prendre le temps de réfléchir, il grimpa les cinq marches qui le séparaient du trône, tomba à genoux comme foudroyé, puis... délicatement... prit le pied de sa reine entre ses mains et déposa un premier baiser au creux du cou-de-pied.

Satisfaite, la reine laissa échapper un soupir de contentement et se mordilla le bout des lèvres. Ses yeux changèrent de couleur, oscillant tour à tour entre le bleu et le noir, à mesure que le jeune noble continuait de lui honorer le pied de sa bouche. Un sourire se dessina alors au creux de ses lèvres. Pas celui de la cruauté cette fois. Non, mais un sourire plus insidieux. Celui d'un plaisir vainqueur. YA Ãsane, qui à cet instant se permit brièvement de relever les yeux vers sa reine, n’en perdit pas une miette.

Et alors que le jeune noble, soumis, entreprenait de baiser plus longuement ses pieds, effleurant sa peau de ses lèvres, y glissant même sa langue avec une obéissance animale, la reine s’adressa à l’assemblée figée dans le silence et la peur.

 — Il m’est parvenu… dit-elle d’une voix plus douce, presque compatissante, qu’il y avait ici, parmi vous, des traîtres. Ils se reconnaîtront, dit-elle en fixant longuement le gouverneur d’Ansãsiwa, qui sentit son ventre se nouer. Quelques hommes de l'assemblée de ci et là, échangèrent discrètement des regards évocateurs.

— Depuis mon arrivée dans ce palais… J’ai observé chacun d’entre vous. Je vous ai écouté parler dans mon dos. Vous, vénérables alkebs, dont certains rêveraient de voir la tête de leur roi ainsi que la mienne au bout d’une pique…

Elle marqua une pause, savourant l’effet de ses mots... ou... De la langue chaude et humide du jeune homme qui lui baisait les pieds.

— Sachez-le bien, frères et sœurs. Je ne suis pas venue ici pour vous conquérir, ni pour détruire vos cités, ni pour vous duper. Le véritable ennemi se trouve au nord, pas au sud. Moi, ZA Dãna Mamake, la YĀME du royaume, femme légitime de votre roi, je ne suis pas votre ennemie. Bien qu’Ansãsiwa fasse partie, et je le déplore, d’Órelota, nous faisons partie d’une seule et même tribu : la Tribu de l’Eau du Sud. Veuillez vous en souvenir la prochaine fois que vous comploterez contre votre roi. À compter de cette orbée, je vous considère tous, vénérables alkebs, comme les alliés du clan Mamake, le clan royal légitime du royaume.

Elle baissa à nouveau les yeux vers YA Ãsane toujours à quatre pattes, la langue entre ses orteils, humilié dans un silence pesant.

— Aussi, j’espère ne pas me tromper sur votre compte… poursuivit-elle, sa voix se teintant d’une menace voilée. Il me déplairait fortement de revenir une fois de plus en cette cité, si habilement joliment bâtie, pour rappeler à l’ordre une bande d’hypocrites et de parjures... n'oubliez pas... Je vois tout.

À ces mots, elle retira lentement son pied de la bouche de YA Ãsane et le rechaussa. La reine et le garçon échangèrent un regard. Elle lui sourit, puis, d’un simple geste de tête, lui indiqua de regagner sa place. Le jeune noble se redressa alors, fit une révérence aussi basse que précipitée, puis regagna sa place.

— À présent que les présentations ont été faites… reprit-elle, en se levant de son trône, je vous souhaite à tous, bon vent. Il est temps pour moi de vous laisser, vénérable alkebs.

Sans ajouter un mot, elle descendit de son strapontin. Ses quatre sentinelles firent claquer une dernière fois deux fois leur lance contre le sol puis l’encerclèrent, formant une procession silencieuse.
Les alkebs de la salle, pétrifiés, retinrent leur souffle alors qu’elle descendait les marches, droite et souveraine, traversant la salle sans accorder un seul regard à quiconque.

Arrivée à la grande porte de bois, à l’autre bout de la pièce, deux autres sentinelles ouvrirent les deux grandes portes de bois. ZA Dãna Mamake, passa le seuil, et disparut dans l’ombre.

Lorsque les lourdes portes se refermèrent derrière elle, un frisson parcourut la salle.
Puis, lentement, la tension retomba. Les premiers soupirs s’échappèrent.
Et les murmures, d’abord timides, s’élevèrent en une rumeur d’indignation, de peur… et de colère contenue.




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