BIENVENUE À ALKEBWORLD

Tout au long de la nuit, les hurlements n’avaient cessé de résonner dans les couloirs de la Citadelle d'Obsidienne. Des cris de souffrance si perçants qu’ils semblaient vouloir fendre la pierre elle-même. Des supplications, des appels désespérés lancés aux Célestes, aux Volontés et à la mort elle même, se mêlaient aux imprécations hurlées en Nagan et gutturales, emplis d’une rage impuissante.
Chaque pierre, tapis et dalles froides du sol suintait la douleur… tout paraissait souillé par cette lente torture...

Recluse dans une salle du sous-sol de la Citadelle que les wamūji, et les serviteurs, à voix basse, nommaient entre eux la Salle des Lamentations, la reine demeurait là, seule. Automutilée, et en pleine crise, courbée sous le poids de sa propre affliction. Une douleur et un tourment si manifestes, qu’un étranger aurait pu croire qu’elle en était la victime.

Mais ceux qui la servaient depuis des années savaient, ou pensaient savoir, que la souffrance ne lui était ni étrangère, en encore moins imposée. Sa longue agonie, était jubilatoire. Dans les couloirs de toute la Citadelle, ils se disaient que la reine s’y complaisait, qu’elle aimait cette douleur. Que ses cris, si l’on tendait l’oreille, étaient mêlés à des couinements de jouissance, des rires de démence et des hurlements de douleur aiguë.

Lorsque la reine partait s'isoler dans la Salle des Lamentations, elle rejetait systématiquement toute aide étrangère. Ni chant curatif d’aziza. Ni offrande de baume d’hibiscus ou d’huile de pavots des guérisseurs. Ni cérémoniel purificateur des chamans. Seule, agonisante de plaisir, mijotant dans ses propres excréments, la reine tombait morte de fatigue après ces crises nocturnes qui annonçaient souvent la nouvelle Lune, puis, une fois le lever du jour arrivé, se faisait porter jusqu’à sa chambre par l’un de ses gardes.

— La douleur, pour amant éternel ! avait un jour sifflé la reine, avant de se jeter au visage d’une jeune servante qui, de bonne volonté, s’était proposée pour apaiser ses plaies.La servante, une jeune elfine de Lune du nom de Yãma (Yay-ma), perdit cette nuit-là son œil gauche. Il lui fut arraché par la reine, qui, dans une pulsion qui suintait la méchanceté , le lui força à avaler, avant de la battre à sang jusqu’à ce que les deux wamūji interviennent et finissent par extirper la malheureuse hors de la salle.

Depuis cet incident, plus aucun wamūji, aucun serviteur, aucun proche de la reine n’osa jamais plus franchir le seuil de la salle lorsqu’elle était en proie à ses crises nocturnes. Tous redoutaient ce qu’ils pourraient y découvrir, ou ce qui pourrait les découvrir eux...
Les plus hardis tremblaient à l'approche de la nouvelle Lune. Tandis que les plus fidèles à la reine détournaient les regards, ou désertaient la Citadelle.

Tous, sauf un.

Bubakar, un elfe de Lune, ayant vécu plus d’un millier d’années. Un enfant de la tribu de l'Eau du Sud. Conseiller loyal, protecteur, inflexible, issu du clan gouverneur Balake (Ba-la-ké). Il renonça à ses titres de noble après avoir fait vœu de servitude à vie au clan royal Mamake en devenant un wamūji.

Toujours à la droite de la reine lorsque celle-ci sort hors de la Citadelle, c'était à lui seul que ZA Dãna confiait ses pensées et se laissait approcher dans ses moments les plus vulnérables.
Une fois encore, se fut lui, alors que les étoiles illuminaient le voile d’encre du ciel, qui avait été convié par la reine en pleine nuit. Durant plusieurs heures, des dizaines de messagers avaient parcouru toute la Citadelle en courant, afin d’aller le prévenir que la reine souhaitait ardemment s’entretenir avec lui dans la Salle des Lamentations.

Parvenu, non sans traîner des pieds dans les sous-sols de la Citadelle, Bubakar s’arrêta un instant. Une légère appréhension au creux du ventre, face à la massive porte de bois noir derrière laquelle, supposait-il, la reine s’était brièvement assoupie, tant le silence régnait, lourd et pesant.

Devant l’entrée, deux wamūji montaient la garde, lances et boucliers fermement en mains. Droits, figés, stoïques comme à leur habitude, portant les couleurs rouge et or traditionnelles des Gardes Royaux. Leurs cuirasses et boucliers d’obsidienne portaient l’emblème des Fauves-Seigneurs : un mingwa en or massif.

À la vue de Bubakar, les deux gardes inclinèrent respectueusement la tête.

— La reine vous attend, Vénérable Commandant. 

Puis, dans un geste cérémoniel, les deux wamou-ouji frappèrent leurs lances de Lyr contre le sol simultanément. Deux coups secs et métalliques qui résonnèrent comme un glas dans les couloirs vides et silencieux. Enfin, ils s’écartèrent, laissant Bubakar pénétrer dans la pièce vide, partiellement plongée dans le noir. 
À l’intérieur, le silence avait quelque chose de presque surnaturel. Un calme étrange, troublé seulement par un faible râle qui s’échappait d’une silhouette recroquevillée contre le mur de briques, au fond de la salle.

C'était la reine...

D’ordinaire si belle et impérieuse, elle était là, assise, couverte de crasse, échevelée, près d’un foyer mourant, le regard perdu dans les flammes, comme si elle y cherchait un souvenir qu’elle aurait elle-même brûlé.

Après un bref échange de regards évocateurs avec ses deux frères wamūji, Bubakar referma la porte derrière lui et vit le chat de la reine qui l’observait de ses yeux vermeils et perçants.

— Oh oui… je sais que cela t’amuse, charogne... murmura Bubakar d’une voix rauque, un souffle las, tout en lançant un dernier coup d’œil hautain à la bête qui, impassible, le défiait du regard.

Tandis qu’il passait devant le chat, Bubakar fit miroiter son endokã et posa le regard sur la posture voûtée de la reine, assise à même le sol.

La chaleur de la salle était accablante. Deux braseros de fonte rugissaient aux pieds de cette dernière, libérant d’étranges ombres dansantes et menaçantes sur les murs. L’air s’épaississait d’une odeur âcre de charbon et de bois calciné, enveloppant l’espace d’une moiteur presque suffocante… Et pourtant… Comme à son habitude, Bubakar vit de la buée s’échapper de la bouche de la reine à chacune de ses expirations. Ses lèvres, gercées et bleutées, signifiant que la reine grelottait de froid...

Derrière elle, se dressait un grand miroir fissuré, à l’armature obscure, sculptée dans un bois noirci, chargé d’ornements alkeb datant de l'époque des guerres  nécrotiques. Ses gravures, si précises et intemporelles, trahissaient un artisanat d’une telle finesse… qu’il en devenait inquiétant.
Des dizaines de visages y apparaissaient, hommes, femmes, bêtes, comme autant de présences figées dans le temps.
Bubakar, qui connaissait trop bien ce miroir, avait entendu des dizaines d’histoires à son sujet.
Parmi elles, cette légende urbaine des Trois Lunes qui disait que, jour après jour, le miroir changeait de forme… et que les visages sculptés étaient ceux d’alkeb ou d’animaux dont l’âme avait été capturée.

Alors que son regard, malgré lui, frôlait la surface du verre poussiéreux , Bubakar y aperçut une ombre derrière son propre reflet. Une masse noire. Informe. Suspendue et sans ancrage. 
Le cœur haletant dans sa poitrine, il se retourna aussitôt. Un geste de défense plus qu’un réflexe, pour croiser le regard fixe du chat, toujours immobile. Puis, sans insister davantage, il ramena son attention sur la reine, résolu à ignorer le miroir et ses mauvais tours.
Les doigts de la reine ZA Dãna Mamake étaient crispés, enfoncés dans sa propre chair. Et le sang, silencieux, traçait des rigoles écarlates le long de ses poignets.

— Elle ne semble même pas le sentir… pensa-t-il en observant sa souveraine. 

Le commandant se tenait à présent à quelques pas de ZA Dãna Mamake. Il redressa lentement le dos, prit une posture droite et digne, puis attendit comme le protocole l'oblige que la reine fasse de son plein gré le contacte visuel avant de s'annoncer.

Après un moment qui sembla s’étirer hors du temps, la reine releva finalement lentement la tête. Ses yeux vides se posèrent sur le wamūji, et pendant une fraction de seconde, il sentit qu’elle ne le reconnaissait pas. Ses traits froncés, méfiants, glissèrent sur lui, comme s’il n’était qu’un souvenir lointain ou un rêve oublié.

— Nãara, ma reine… Vous m’avez fait mander ? dit-il enfin, la tête inclinée, la main sur le cœur en signe de révérence.

Elle l’observa sans répondre, puis, les lèvres tremblantes de froid, elle articula :

— Bu… Bu… Buba… B... Bubakar… As-tu trouvé ce dont je t'avais... ch...ch... Chargé ?

Ses doigts s’enfonçaient encore plus profondément dans la chair du dos de ses mains, les ongles ensanglantés et tremblants.

— Non, ma reine, répondit Bubakar avec gravité. Pas encore. Il nous faut un peu plus de temps.

La reine détourna alors les yeux de lui. Son regard rivé sur sa bague en or sertie d’une émeraude qui reflétait les lumières du feu des deux braseros à quelques centimètres seulement de la reine frigorifiée.

— D… D… Dis-moi… Buba… B… B… Bubakar... me trouves-tu f… folle ?

Il hésita. L’espace d’un souffle, le silence entre eux s’épaissit.

— Non, ma reine, dit-il finalement en fronçant légèrement les sourcils.

— La v... la vérité !
Elle le fixait désormais, immobile, l’un de ses yeux blanc, translucide et aveugle, tournant dans son orbite, tandis que son autre œil, le gauche, était imprégné de l’endokã bleu électrique que la reine, malgré cette fragilité et cette instabilité, parvenait à faire miroiter par on ne sait quel miracle.

L’elfe baissa la tête, puis inspira lentement, profondément, comme un nageur avant de plonger dans des eaux risquées.

— Oh ma reine, vous avez changé, dit-il prudemment en prenant bien soin de choisir ses mots. Depuis la perte de votre sœur, de votre mère... et de votre époux. Personne ne pourrait sortir indemne de pareilles pertes. Et nul ne devrait en porter le blâme.

Un silence plus lourd que les murs du palais tomba sur eux, et la reine fixait désormais le wamūji de ses deux yeux, comme si elle tentait de lire entre les lignes. Comme si elle tentait de lire son esprit. Le pouvait-elle ?

— As-tu peur de moi, Bubakar ?

Un sourire naquit au coin des lèvres de la reine. Un sourire froid, goguenard, alors que le chat prit place juste derrière elle et fixait de nouveau Bubakar.

Oui, répondit-il sans trembler, posant un genou à terre, évitant de croiser le regard du chat ainsi que celui de la reine.

Cette dernière laissa échapper un petit souffle de satisfaction en entendant la réponse de son garde et, aussitôt, sa posture changea.

— Soit ! dit-elle d’un ton plus assuré et plus ferme.

Les doigts de la reine se détendirent lentement, comme s’ils sortaient d’un rêve douloureux et s’ancraient à présent dans la réalité. Puis, d’un geste machinal, elle se mit à effleurer l’émeraude enchâssée dans la bague qu’elle portait à l’index. Son doigt décrivait des cercles sur la surface lisse du joyau, comme si elle tentait d’y apaiser une bête en sommeil.

La pierre palpitait.

Non comme un objet inerte. Mais comme une chose vivante. Une Volonté, accordée au rythme du cœur de ZA Dãna Mamake.
Bubakar le vit. Il vit aussi ce que d'autres n’auraient osé regarder de face: la souillure, les ecchymoses qui marbraient le corps demi-nu de la reine.
Ses veines, verdâtres, épaisses et tortueuses, remontaient sous sa peau comme des lianes empoisonnées. Elles grimpaient de son poignet jusqu’à son cou, puis vers son visage, s’enroulant autour de son œil droit.

Cet œil, voilé, blafard, semblait mort à première vue. Une coquille vide, dépourvue d’iris, de pupille. Beaucoup, même parmi les plus érudits de la cour, le pensaient aveugle.

Mais Bubakar savait...
Cet œil-là voyait... Trop. Bien plus que la lumière et l’ombre.

C’était un don, ou une malédiction, que la reine portait comme un fardeau.
Des visions perpétuelles du monde invisible, celui des esprits, des Volontés, et des maxetani. Elle voyait ceux qui n’étaient plus, et ceux qui n’avaient jamais été.
En temps normal, elle parvenait, non sans mal toutefois, à refermer cette fenêtre entre les deux mondes.

Mais lorsque la pierre s’éveillait, aux nouvelles Lunes.
Lorsque le maxetani, logé au cœur de l’émeraude, décidait de reprendre son emprise, parfois sans raison apparente et de la torturer, tant physiquement que moralement, la reine, impuissante à s’en défaire, ne pouvait qu’endurer.
Rien ne pouvait alors endiguer la marée...

Alors, le voile intermonde se déchirait. Alors, les visions déferlaient.

Et avec elles, les cris, les brûlures, le froid...
Des voix, aussi...
Tout cela, la reine le vivait, et elle était seule à le vivre.

Car ce que l’œil voyait, nul autre ne pouvait le voir.
Ce qu’il hurlait, seules ses oreilles pouvaient l’entendre.

Et cela, pensa Bubakar avec une tristesse muette, était peut-être pire que la folie.

Le commandant, voyant sa reine chanceler en se relevant tant bien que mal sur ses jambes, s'approcha d’elle afin de lui porter son soutien.

— Par les Éternels, ma reine... acceptez mon aide. Ne portez pas ce fardeau seule…

ZA Dãna porta alors les yeux vers lui.
Une ironie glacée, aussi glacée que sa peau, coula dans sa voix lasse :

— Je ne suis jamais seule… siffla-t-elle, tout en lui tournant le dos.
Une main crispée sur son crâne, l’autre battant l’air comme pour chasser des ombres que lui seul ne voyait pas.

— Trouve-le-moi, c’est là ta mission, Bubakar ! Trouve-moi l’enfant et ramène-le-nous !

Sans un mot de plus, le wamūji s’inclina, tourna les talons et quitta la Salle des Lamentations sous les feulements du chat de la reine, qui le hanterait une fois encore durant de nombreuses nuits.

À peine la porte se referma-t-elle derrière lui, verrouillée par les deux wamūji, que les hurlements, les ricanements et les pleurs reprirent, plus féroces et plus désespérés que jamais.

Une fois encore, à la lumière de cette nouvelle Lune, pour ZA Dãna Mamake, la nuit s’annonçait longue...

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